Il est trois heures du matin… Sous une autre lumière, avec d’autres yeux, ce club pourrait sembler un peu miteux. Tombant en lambeaux, taché, puant, collant, asphyxié par une musique oppressante et sans intérêt, envahi de playboys à la manque. Ce soir, pourtant, c’est un palace, parce qu’il est trois heures du matin et que pour la première fois depuis une éternité… depuis des mois, vous n’êtes pas chez vous. Seul. Parce que quelqu’un vous a brisé le cœur. En réalité, cette personne ne l’a pas seulement brisé. Elle l’a fait voler en éclats, laissant, comme des éclats d’obus de votre ancienne histoire d’amour, des souvenirs éparpillés dans tous les coins de votre vie, prêts à se planter dans vos blessures les plus à vif, au moment où vous vous y attendez le moins, vous ramenant au désespoir auquel vous essayez d’échapper. Mais pas ce soir… parce qu’il est trois heures du matin et que vous êtes sorti. Vous vous montrez. Alors, ignorez le reflux qui vous monte à la gorge, la table remplie de verres à moitié finis et la sueur douçâtre, imprégnée d’alcool, qui perle à votre front, vous êtes la personne la plus cool de la soirée. Cette nuit, vous pouvez être qui vous voulez : sans scrupule ou royal. Vous avez le swag, le danger, la grâce, le charme. Votre confiance est de retour et votre monologue intérieur vous rappelle gentiment que vous ne pensez PAS à la personne qui vous a brisé le cœur… Non… Vous ne pensez pas à elle… Absolument pas… Parce que c’est votre nouvelle vie, votre nouveau domaine… Votre cœur brisé.

Voici le « Prince of Tears ».

Délirant et plein d’espoir. Affectueux mais blessé. Plein de vitriol et pourtant, débordant de clémence. Intensément personnel mais brutalement ouvert. Le cinquième album de Baxter Dury est à la fois une méditation privée sur la fin très réelle d’une histoire d’amour vécue l’année dernière et son œuvre la plus ambitieuse et la plus importante à ce jour. Prince Of Tears n’est pas seulement un titre, c’est un état d’esprit, un mélodrame, une catharsis, une comédie… un disque.

« Il y a un peu de peine de cœur ordinaire », explique Dury à propos des origines de Prince Of Tears. « Tu peux avoir plein d’idées ou devenir totalement politique, mais en fait, il n’y a rien de plus simplement accablant qu’un cœur brisé, et rien qui ne puisse plus changer une vie. Tu peux te faire tirer dessus et te séparer de ta copine dans la même semaine, tu penseras quand même toujours à ta copine. C’est ce qui s’est passé, mais je m’en suis servi. L’année dernière a été dure, et donc, je me suis contenté de passer mon temps à me concentrer là-dessus, rien d’autre. »
Toutefois, cet épanchement artistique n’a pas déclenché un débordement de « pauvre de moi » – enfin pas totalement – puisqu’à la place, Dury a canalisé ses émotions blessées en une série de vignettes excessives et de souvenirs déformés, le tout parsemé d’étranges personnages et de narrateurs peu fiables. « L’album est plein de petits instantanés fictionnels basés sur une expérience réelle », dit-il des dix chansons de l’album. « Ce sont les bandes son d’un film biographique imaginaire, à mon sujet, mais fictionnel. L’homme qui chante et qui raconte tout ça n’est pas fiable, il n’arrive pas à voir le monde correctement. C’est extrêmement délirant, mais pour cette raison-même, c’est aussi émotionnellement réaliste. »
Ce qui nous amène à « Miami ». Le morceau d’ouverture de l’album est aussi le portail d’entrée dans l’anti-pays des merveilles brumeux de Dury, livré complet avec un guide, « Miami » lui-même : un homme à femmes arrogant, grossier, évoqué à travers un mélange enivrant d’excès, de fatigue et de répression émotionnelle.

« Le gars, dans la première chanson, est quelqu’un de complètement délirant qui pense être un gangster », explique Baxter Dury. « Mais à ce qu’il dit, on comprend vite que cette vision est biaisée. Cependant, les voix féminines, qui savent toujours ce qui se passe réellement, ne le croient pas. ‘Miami’ est donc en fait la métaphore d’un endroit sombre. La mélodie a inspiré le mot et le mot est comme un personnage. Ce ne sont que des mecs qui ressemblent à des gangsters. Émotionnellement émoussés, totalement bousillés. C’est une diatribe qui parle du fait d’être bousillé. Le gars est un sacré zigoto, il pense probablement qu’il est à Miami, il pense qu’il a la classe, il pense qu’il est quelqu’un… sauf que non. Mais quand on est dans cette position, au fond du trou, on se met très facilement à délirer. »

Une chose qui est très vraie, au sujet de « Miami », c’est le sombre paysage sonore que Dury a créé pour décrire son monde des ténèbres émotionnels. Des claviers cools, des guitares hérissées, une basse hypnotique et des cordes cinématographiques sont invoqués pour livrer la vision musicale la plus aboutie du songwriter à ce jour. Le charme et la classe des autres disques de Dury – son premier, Len Parrot's Memorial Lift, ou le très bien accueilli Happy Soup – n’ont pas été perdus en route, mais les collaborations avec un groupe au complet, le producteur Ash Workman (Metronomy, Christine & The Queens) et un grand orchestre, les font s’envoler toujours plus haut. « J’ai intégré les cordes très tôt, elles ont donc toujours fait partie de ce disque », explique Dury de l’élargissement de ses horizons musicaux. « L’enregistrement des cordes a été le plus beau jour de ma vie. J’ai transformé mes idées de petit provincial en Star Wars ! Putain ! Quand tu as 30 personnes qui jouent tes mélodies, tu es comme ivre en pensant que tous ces gens sont au service de ta petite chose toute simple. C’est toute la puissance du truc : une simple idée soutenue par plein de gens. Donc, quand tu mets tout ça dans ta musique, tu te dis, mélangeons tout. »

Adroitement entrelacé dans l’ADN musical de Dury, ce large spectre assure qu’à partir de cette ouverture sombre et nocturne, Prince Of Tears va s’étendre pour embrasser un vaste éventail émotionnel.

Il y a la rage pure de « Letter Bomb » et le remords inquiet de « Oi » (« ça parle d’un gars qui m’a cassé le nez à l’école. J’ai essayé une fois de me battre avec lui, mais il m’a étendu comme une chaise longue, il m’a fait perdre connaissance en six secondes, ce qui a été plutôt une surprise, puisque je pensais que j’allais l’avoir… »), qui côtoient quelques scènes plus tendres.

« La chanson ‘August’ parle du mois d’août de l’année dernière. Ça a tout simplement été le mois le plus douloureux que je n’aie jamais traversé », explique Dury de l’un des morceaux les plus touchants du disque. « J’ai quasiment inondé mon appartement de larmes. J’ai dû faire venir une brigade de sapeurs-pompiers pour mettre des bancs de sable autour de mes émotions. » Le titre qui donne son nom à l’album, une chanson de soul banlieusarde, « Prince Of Tears », ajoute un point de vue extérieur, ironique, sur ce noble cœur brisé, (« ça parle des hommes seuls. Un sujet que j’aime ! Les hommes qui chopent trop vite et qui, ensuite, vivent dans un désert émotionnel total, avec juste un iPad et personne à qui parler. ») Et puis il y a une chanson magnifique, qui s’appelle « Mungo »… « Sauf que je chante au sujet d’une Margot… », clarifie Dury. « C’est assurément sur une fille qui s’appelle Margot. Pour être honnête, certaines paroles sont profondément ringardes, mais mon style moqueur me permet un certain degré de sentimentalisme qui ruinerait le disque de n’importe qui d’autre. C’est assez amusant de pénétrer dans ce monde trempé d’émotion avec mon passe-partout. »
Ce passe permet aussi à Dury de recruter au chant plusieurs nouveaux collaborateurs, qui illuminent certains des coins sombres de l’album. Son acolyte de longue date, Madelaine Hart, revient orner plusieurs chansons de ses chœurs mélancoliques et pourtant entendus, tandis que Rose Elinor Dougall ajoute un tranchant sinistre à « Porcelain », et que Jason Williamson, de Sleaford Mods, intervient avec enthousiasme sur « Almond Milk ». « C’était fantastique de faire ça », dit le MC des ’Mods’ du travail avec Dury. « Je suis vraiment vachement content d’avoir fait quelque chose d’aussi super avec quelqu’un qui m’a influencé. »

Vachement content, Dury l’est aussi – de façon peut-être surprenante – de cet album. « Il a été vraiment amusant à faire – si on met de côté la douleur que j‘ai dû ressentir pour trouver l’inspiration », dit-il avec un large sourire. « Mais j’aime vraiment ce disque. Mon père a dit un jour d’un de mes amis : ‘Ton pote souffre de pronoïa. C’est le contraire de la paranoïa, c’est quand tu penses que tout est trop génial.’ Bon, j’ai un sérieux cas de pronoïa en ce moment. » Alors, oui… votre cœur saigne, mais il est trois heures du matin, le soleil va bientôt se lever… Voici le Prince of Tears.

‘Mr Maserati’
Été caniculaire de 2017