En concert le 28 octobre au Trianon

Sur le littoral battu par les vents de la côte ouest de l’Écosse se dresse une retraite d’artiste du nom de Crear. L’unique bâtiment d’un étage s’élève discrètement au-dessus des herbes ondoyantes, se fondant avec modestie dans ce décor spectaculaire, structure remarquable ressemblant en apparence à n’importe quel autre bâtiment. À l’intérieur, de hautes fenêtres allant du sol au plafond constituent un côté entier de l’espace dédié à la création, la vue s’étendant jusqu’à la mer et au-delà, entraînant la perte de tout sentiment de limite. Étant donné son isolement total – l’habitation la plus proche est à dix kilomètres de là, uniquement accessible en voiture par un sentier – l’existence même du bâtiment est un témoignage d’une certaine foi en l’improbable, pour paraphraser Lloyd Grossman, « Qui diable construirait un bâtiment ici ? » Ajoutons à cela une seconde question dorénavant pertinente, « Qui diable enregistrerait un album ici ? »
Il semble approprié que ce soit justement là qu’Editors ait commencé, et finalement terminé, l’enregistrement de son cinquième album studio, In Dream. Les membres du groupe se sont toujours fait une joie d’ignorer les idées préconçues au sujet de leur son, passant des influences post punk initiales à des expérimentations électroniques, effectuant des allers-retours entre ballades dépouillées et rock au taquet, poussés par un désir de créer une musique intéressante plutôt que de faire ce qu’on attend d’eux. In Dream représente un nouveau virage dans le monde créatif d’Editors, avec un son identifiable dès le début comme étant propre au groupe, mais différent de presque tout ce qui qu’il a fait précédemment. Étant donné la présence chatoyante, digne d’un conte de fées, de cet avant-poste solitaire de la civilisation dans la splendeur de la campagne écossaise, c’est un album bien nommé, à plus d’un titre.
In Dream est le deuxième album d’Editors enregistré avec les « nouveaux » membres Justin Lockey et Elliot Williams, leur présence étendant les frontières géographiques du groupe jusqu’au nord-est (Lockey) et au nord-ouest (Williams). C’est aussi le premier album d’Editors sur lequel on trouve une chanteuse invitée – on en reparlera. À bien des égards, pourtant, c’est le véritable premier album de la nouvelle formation, après le retour au rock à guitare de The Weight Of Your Love en 2013. Étant donné que ce disque avait été enregistré pendant la période d’échauffement des deux nouveaux membres, bien que légitimement fiers de leur première collaboration, les musiciens en sont arrivés à la conclusion, avec le recul, que l’abandon de l’électronique qui commençait à imprégner leur son était surtout le résultat de la tentative de trouver un terrain d’entente sur lequel modeler un nouvel Editors qui pourrait continuer en tant que groupe uni.
Dans un studio où la musique qui passait pendant les pauses pouvait aller de Todd Terje aux Bee Gees, du Clues de Robert Palmer à John Hopkins et Michael Price, offrant ainsi un certain calme après la tempête d’une mixtape de trois heures de Despacio tout particulièrement appréciée par le bassiste, Russell Leech, un sentiment d’œcuménisme prévalait. La maison n’offrant aucune cabine de mixage ni d’espaces clos traditionnels, le son de ce qui était joué, que ce soient les titres en cours d’enregistrement ou cette bande son d’après le travail, se répandait partout, enveloppant le groupe d’un monde en vase clos de créativité et d’idéalisme partagé.
In Dream est donc, à bien des égards, le prolongement légitime de l’album de 2009 numéro un au Royaume-Uni, In This Light And On This Evening, le premier virage d’Editors vers une palette musicale plus étendue. Imprégné de synthés atmosphériques, de beats dub et dance, de majestueuses interventions de claviers et de toutes sortes de déviations et de vrombissements – aux côtés des traditionnelles guitares, basses et batteries – le nouveau disque conserve tout l’amour présent sur ce troisième album pour Vangelis, la Nu-Beat belge et les expérimentations eighties de gens comme Cabaret Voltaire. Mais il y ajoute une grande variété d’atmosphères, issues des mondes de l’ambient et du néoclassique, ainsi que, dans un style très Editors, des sensibilités pop de toutes sortes, des sons nouveaux et anciens de l’explosion pop anglaise des années 1980 jusqu’aux mondes hip hop insolites de The Weeknd. C’est un album poussé par le désir, selon les propres mots de Smith, « d’être à la fois pop et expérimental », des sentiments qu’on retrouvait autrefois au cœur d’une grande partie de la musique anglaise mais qui sont moins évidents à dénicher ces derniers temps.
Au centre de cet univers baigné de musique, il y a les cinq membres du groupe. Deux années de tournées ont renforcé cette unité qui était leur objectif dès le début. Le processus a ressemblé à un forum totalement démocratique, sans définition de rôles, tous les membres du groupe étant impliqués dans le développement des compositions, de l’enregistrement et de la production. À l’exception, tout de même, de l’omniprésence de Justin dans le siège du monteur. Demandez aux musiciens d’Editors qui était aux commandes et ils vont tous se désigner les uns les autres, avant de s’accorder sur le batteur, Ed Lay. Dans le doute, toujours accuser le batteur… Il n’y avait pas de stratégie, pas de buts précis. Le groupe est arrivé à Crear avec des démos brutes, l’idée selon Tom étant « de refaire des démos des démos et de voir ensuite ». C’est avec une certaine surprise que le processus a rapidement pris la forme d’une intense séance d’enregistrement d’album, aussi mystérieuse dans son évolution que le paysage dans lequel elle se déroulait.
Pour saisir le sentiment d’ouverture d’esprit de l’album, il n’y a qu’à constater l’aisance avec laquelle le falsetto de Tom Smith, uniquement utilisé sur « What Is This Thing Called Love » sur le dernier album, est maintenant moins une nouveauté qu’une possibilité permanente, apparaissant sur de nombreux titres. Ou que cet album présente les premiers duos de Smith, avec Rachel Goswell, de Slowdive, une combinaison née d’une admiration réciproque qui s’est cristallisée quand Slowdive est remonté sur scène à Londres l’année dernière et que Smith est allé les voir. Alors que ces deux nouveautés pourraient être vues comme des écarts radicaux chez certains groupes, elles semblent ici aussi naturelles et évidentes que le fait de respirer.
Avec des titres terminés à Crear de cette façon peu conventionnelle mais extrêmement productive, les musiciens ont remis l’album à Alan Moulder pour qu’il le mixe, choisissant de ne pas assister aux séances de mixage pour permettre à sa contribution de rester pure, sans l’influencer. C’est une marque de la confiance qu’ils ont dans leur travail, mais aussi de leur foi collective dans le fait de laisser les intervenants extérieurs libres de créer. Un processus créatif similaire s’est développé avec l’artiste Rahi Rezvani, un Iranien exilé aux Pays-Bas, dont la photographie a subjugué le groupe et qui considère Editors comme l’un de ses groupes préférés au monde. Encore un mariage idéal (ou peut-être de rêve [In Dream]) comme le prouve le premier clip de Rahi pour « No Harm » – un avant-goût de l’album dévoilé par l’intermédiaire d’un fan qui l’a découvert sur un sampler et balancé sur le net – ou son saisissant court-métrage exubérant réalisé pour la sortie officielle du premier single de l’album, « Marching Orders ».
En 2015, Editors pourrait légitimement prétendre être l’une des forces musicales les plus importantes d’Angleterre à rayonner dans le monde entier ; voici, après tout, un groupe qui peut attirer d’énormes foules dans des festivals un peu partout sur la planète, de Saint-Pétersbourg à l’Afrique du Sud, et classer des albums numéros un dans toute l’Europe et au Royaume-Uni. In Dream est une pure incarnation des forces qui continuent à motiver et à encourager le groupe à créer dans sa deuxième décennie d’existence. En s’écartant des idées reçues et des chemins traditionnels, en restant fidèle à ses impulsions créatives, en encourageant les apports d’influences extérieures choisies et en leur accordant de l’importance, In Dream marque le vrai point de départ de cette deuxième incarnation du groupe et constitue un bon indicateur de ce qui est encore à venir.