En 2019, Eiffel sort un nouvel album.

Le sixième en dix-huit ans d’activité. Dix-huit ans ! L’album de la majorité ? Ce serait un paradoxe pour un groupe qui s’est toujours situé dans la marge. Car si ce nouveau disque, comme ses prédécesseurs, est marqué par l’envie d’en découdre, il est aussi peuplé de visions récurrentes et de personnages étranges, dans un univers qui n’est pas sans rappeler Georges Orwell ou Philip K. Dick (auquel la première incarnation d’Eiffel, Oobik And The Pucks, faisait déjà référence). En 2019, Eiffel fait du rock comme certains font de la science-fiction : pour prendre plaisir à se faire peur.

“Fureur suprême et anges d’hashtags ! Hail to the cameras ! Big Data !“

Quand sort Abricotine en 2001, le rock français a le vent en poupe. La déferlante Pixies, dans les années 90, a donné envie à toute une génération de maltraiter les guitares. Mais Eiffel ne rejette pas pour autant l’héritage francophone, et c’est en alliant l’énergie du rock au lyrisme de la chanson que le groupe va trouver ce qui sera sa signature : l’ADN Eiffel, parfois imité, jamais égalé. Suivent Le quart d’heure des ahuris (2002), Tandoori (2006), À tout moment (2008) et Foule Monstre (2012). Des enregistrements marqués par des changements de maisons de disques, mais à chaque fois provoqués par le plaisir de jouer ensemble (plus de 600 concerts au compteur). Même si les temps sont de plus en plus durs : Eiffel peut compter sur le soutien des « Ahuris », leur fidèle noyau dur de fans.

Stabilisé depuis dix ans autour d’un line-up comprenant Romain Humeau, Estelle Humeau, Nicolas Courret et Nicolas Bonnière, Eiffel s’accorde parfois la liberté de s’effacer, histoire de laisser à chacun la liberté de poursuivre d’autres aventures : carrière solo - Mousquetaire #1 et #2 -, production des trois derniers albums de Bernard Lavilliers et adaptation en musique du roman de Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique (Romain), musique baroque en orchestre (Estelle), ciné-concert sur film d’épouvante avec son projet Invaders (Nicolas C.), réalisations d’albums et de EP’s (Nicolas B.)... Eiffel comme une entreprise où se conjuguent à la fois liberté et fidélité. Et où rien n’est jamais écrit à l’avance.
“Purée quelle mousseline, Tous ces nuages Que j’m’imagine ? En carnages !”

C’est entre la production de ses deux derniers albums solos que Romain Humeau s’est retrouvé à enchaîner des textes habités par la même vision pessimiste de l’avenir, dans la lignée de longs métrages comme Brazil (Terry Gilliam), Kafka (Steven Soderbergh) ou Un crime dans la tête (John Frankenheimer). Très vite, il apparaît qu’Eiffel est le meilleur vaisseau pour porter ce projet, qui se défend pour autant de la prétention d’un album concept. Stupor Machine comme une machine à effroi, mais avec une paranoïa surjouée, comme dans une comédie noire. L’écriture est certainement plus acérée, mais elle n’a rien perdu de son caractère, notamment ses éclairs surréalistes et autres jeux de mots glissés à l’intention des amateurs vigilants (“J'accumulus et j’hallucine”, pour n’en citer qu’un). Stupor Machine n’est pas un exercice de style : au milieu de sujets d’une actualité quotidienne comme la biométrie, le fichage des populations ou la réputation électronique se situent également des interrogations personnelles : vieillir par rapport à la musique (“Dans l’trémail d’la médiasphere / Je n’suis qu’un air / Et elle l’éventail”) ? Que transmettre à nos enfants (“Et toi ma fille, quelles noces feras-tu / Pour casser les noix du spleen / Dans les Cracraties en peau d’bean?”)

“Hey ducon la décroissance, c’était pas du boogie woogie !”

Eiffel a peur du monde dans lequel il vit et le dit haut et fort. Stupor Machine est un disque de désespérance. Qu’il ne faut pas confondre avec le désespoir. Car Eiffel ne demande qu’une chose, c’est d’être rassuré. Stupor Machine comprend aussi deux des plus belles chansons d’amour qu’Eiffel ait composé : “Chasse Spleen” et “Chocho”. C’est aussi le disque d’un groupe qui n’a jamais renié ses valeurs, qu’il s’agisse du “Dear God” d’XTC, du “Looser” de Beck ou du “Caught By The Fuzz” de Supergrass. Des chansons, qui, chacune dans leur domaine, résistent aux affres du temps. Une ambition qui, en toute modestie, paraît bien être celle qui unit les musiciens et leur donne envie de persévérer.

“N'aie rien à craindre. On reviendra par millions. L'instant au bout des doigts.”

Sans être jamais parti, Eiffel revient. Au sommet de sa forme. Et fait ce qu’il sait certainement le mieux faire : fédérer les troupes. Stupor Machine est un disque habité et ambitieux, traversé par le plaisir évident de jouer (et tourner) ensemble - Romain utilise parfois l’expression “Carcan adorable” pour parler du groupe. C’est le disque de quatre musiciens qui, épanouis par leurs projets personnels, ne s’inscrivent jamais dans la routine. Stupor Machine n’est pas une invitation à l’engagement, ce n’est pas non plus un discours sur le monde d’aujourd’hui. C’est juste le meilleur disque de rock que ces quatre-là pouvaient faire. Et si c’est peu dire, ce n’est pas rien.