« J’ai toujours été attirée par les gens bizarres. Ça a commencé à Manchester, à la fin des années 1980. D’abord, ça a été Sonic Youth, The Jesus and Mary Chain, Spaceman 3, Dinosaur Jr., My Bloody Valentine, Butthole Surfers, et puis en remontant le temps, les Stooges, le Velvet Underground et The Angry Young Them. Derek & Clive ont changé ma vie. Puis il y a eu le Reggae Dub et les clubs de R'n`B à Moss Side, où j’ai appris à danser. Puis ça a été l’Acid House et l’Hacienda, et la découverte d’un disque de Grace Jones dans un vide-greniers. Quand j’ai eu ma première chaîne stéréo correcte, c’était “Astral Weeks” et Minnie Riperton. Puis, à Sheffield, les DJs Parrott, Pipes et Winston Hazel. Ce n’étaient que back rooms et fêtes dans des caves, une putain de musique géniale, la danse et une vraie, vraie camaraderie. Et puis j’ai fait partie d’un groupe, j’ai vécu une histoire d’amour, et j’ai injecté tout ce “pour” quoi j’étais et tout ce “contre” quoi j’étais dans ce premier disque, et tout s’est mis en place de façon magique sans avoir à forcer. Cette magie a duré des années, et ça a été de plus en plus intense, jusqu’à ce que le fait de vivre à Londres et la pression ne deviennent trop lourds, et qu’il soit temps de grandir et de tout recommencer. » ROISIN MURPHY est un personnage singulier, imprévisible, dont les vingt ans de carrière peuvent, vu de l’extérieur, sembler un peu confus. « Je me suis retrouvée à faire ce “job” un peu par hasard et j’ai toujours pensé que c’était en raison de ma créativité imprévisible que tout ça était arrivé, donc je ferais toujours passer la folie en premier, l’ouverture d’esprit, parce que c’est comme ça que tout a commencé. » Quand elle a abordé Mark Brydon et prononcé la fameuse phrase « Do you like my tight sweater ? See how it fits my body » [Est-ce que tu aimes mon pull moulant ? Regarde comme il met mon corps en valeur], un groupe était né. « J’ai rencontré Mark dans une fête, dans une cave pourrie à Sheffield, je lui ai un peu fait peur et je l’ai un peu excité, et je suppose que c’est l’effet que j’ai essayé d’avoir sur les gens tout au long de ma carrière. »
Plusieurs années d’une merveilleuse synergie ont suivi cette « phrase de drague », alors que MURPHY « cherchait » sa voie à tâtons. De 1995 à 2000, la réputation de MOLOKO a régulièrement grandi pour faire du duo une valeur établie. L’immense succès de « Sing It Back » les a amenés à se produire sur de plus grandes scènes dans le monde entier, mais il a aussi mis une pression supplémentaire sur leurs épaules. Ils se sont séparés en tant que couple, mais ont réussi à faire un dernier disque ensemble, le magnifique et désespéré Statues. « Francois Kevorkian m’a dit que Statues était un grand disque, et qu’il le comparait au Here My Dear de Marvin Gaye. » Il était temps de passer à autre chose. « Je n’étais pas du tout sûre de pouvoir faire quoi que ce soit sans Mark. Je n’avais connu que MOLOKO et j’avais peur. » Matthew Herbert a demandé à Roisin si elle aimerait essayer de travailler avec lui. « Around The House était littéralement un de mes disques préférés de tous les temps, j’étais donc plus que partante, pourtant ça m’a pris une éternité pour accepter et pour fixer une date, parce que j’étais paralysée à l’idée d’échouer. » Quand ils s’y sont enfin mis, tout a coulé de source et ils ont écrit Ruby Blue en quelques mois. « Le premier jour, on a écrit “If We're In Love”, et on a continué comme ça en utilisant les sons de ma vie et en faisant un album comme ça, à fond et tout le temps, Matt me soutenant et me faisant me sentir protégée par l’authenticité inhérente à sa “méthode”. » Retour chez EMI pour le disque Pop promis.
« Sur Overpowered, je contrôlais tout. J’ai réuni toutes les personnes dont j’avais besoin et je me suis accrochée aux principes directeurs que j’avais moi-même établis. En résumé, j’étais la patronne, ce que j’ai énormément apprécié. Mais je ne suis pas devenue une Pop star, et personne ne sait exactement pourquoi. » L’album, Overpowered, l’a amenée à tourner de façon assez intense. « On a haussé les prestations scéniques à un tout autre niveau avec Overpowered et, d’un point de vue créatif, ce spectacle doit être l’une des expériences les plus satisfaisantes dans lesquelles j’aie jamais été impliquée. »
Avec une mise en scène et une chorégraphie plus complexes que jamais auparavant, et quelques costumes assez étonnants, dont elle changeait à la vitesse de la lumière entre chaque chanson, MURPHY a poussé sa performance à ses limites. « À la fin, j’étais exténuée et j’avais vraiment besoin de décompresser. » Elle est tombée enceinte en 2008 et s’est arrêtée quelques temps, ne sortant qu’une poignée de morceaux entre la naissance de son premier enfant et celle de son second, en 2012. Puis, l’année dernière, elle a pris tout le monde de court avec un EP principalement constitué de reprises, entièrement chanté en italien. Mi Senti était une collaboration entre ROISIN, son compagnon Sebastiano Properzi, et Eddie Stevens. On pourrait le décrire comme de la « Disco très adulte ». Edith Piaf au Studio 54. Les reprises respectaient les titres originaux, mais se voyaient emballées dans une matrice chaude d’électronique moderne, qui leur conférait une intimité, susurrée près du micro, comme si Roisin était là, dans la pièce. Les remixes illustraient le flair de Murphy et sa connaissance de l’underground de la dance music, puisqu’elle les avait confiés aux initiateurs des styles Balearic et Cosmic, Leo Mas et Daniele Baldelli. Une fois Mi Senti mené à terme, le moment semblait approprié pour enchaîner sur un album entier avec Eddie Stevens dans le rôle du producteur. Stevens avait travaillé comme Directeur Musical de tous les concerts de Roisin depuis 1997. Rejoignant MOLOKO sur la tournée de leur deuxième album, I Am Not A Doctor, Eddie jouait aussi des claviers et avait écrit des arrangements de cuivres et de cordes sur de nombreux disques du groupe. À bien des égards, il avait été leur bras droit, et MURPHY décrit leur relation de longue date comme « proche de celle d’un frère et d’une sœur » ou « il est mon Derek et je suis son Clive ». Elle lui attribue le mérite d’une sorte d’éveil : « C’est Eddie qui m’a fait sentir que je pouvais vraiment faire ce boulot. Il m’a aidé à accepter qui j’étais et ce que je faisais là-haut sur scène, et je pense que c’est plus ou moins grâce à notre étrange mais parfaite alchimie que je suis devenue une véritable artiste de scène. » L’hiver dernier, ils ont passé cinq semaines tous les deux, terrés dans le studio d’Eddie, pour une session qui a donné naissance à une trentaine de chansons, dont huit ont été sélectionnées pour Hairless Toys. Cinq semaines d’écriture intenses mais libératrices. ROISIN se jetant à fond dans la routine quotidienne consistant à réfléchir / griffonner / chanter / s’arrêter / réfléchir / griffonner / chanter / s’arrêter, pendant des heures et des heures, avec Eddie ajoutant des synthés, des percussions, un peu de guitare, et montant le tout à la volée. Tous deux changeant et s’adaptant au fur et à mesure en fonction des apports de l’autre. Progressant, selon Eddie « comme si on désherbait en commençant à un bout du jardin, avançant jusqu’à l’autre bout, pour finir par trouver des pissenlits qui repoussaient au point de départ ». Le titre, Hairless Toys, vient d’Eddie, retranscrit, mal entendu, comme via le téléphone arabe ou un bavardage imprudent, à partir d’une piste de chant guide enregistrée tard dans la nuit. Né sans signification, ni référent, ni idée préconçue, il laisse libre cours à l’imagination, et se développe encore. La dernière décision à prendre pour Murphy était le choix d’un titre. « J’ai vu les mots “Hairless Toys” [Jouets Imberbes] et j’ai réalisé que la décision était déjà prise. C’est marrant, mais pour un titre qui n’a aucun sens, avec le temps, il s’imprègne assurément d’une certaine signification. Ça veut presque tout dire. Il a même acquis sa propre esthétique visuelle, qui a complètement influencé l’ambiance et le style de la pochette, bien qu’elle n’ait rien à voir avec des jouets ou l’absence de poils. » C’est donc devenu un descripteur, un code, pour n’importe quoi, d’un chemisier à un immeuble, dans l’univers de la chanteuse et du producteur. S’il n’avait aucune signification, il en a maintenant beaucoup. Selon MURPHY, le choix des chansons a été simple. « Ne sélectionner que huit chansons dans le lot immense de ce que nous avions écrit l’année dernière nécessitait un écrémage assez énergique. Le disque aurait pu être beaucoup plus long mais ceci semble être simplement la bonne combinaison, et en fait, l’assemblage des titres est tombé en place avec plus de facilité que pour tous les autres albums que j’ai faits. » Ça commence avec « Gone Fishing », qui carillonne comme les cloches d’une bouée secouée par les vagues, suspendu à deux notes à l’octave. Les paroles ont été écrites après avoir regardé Paris Is Burning de Jennie Livingston, une étude traitant des problèmes de race, de classe, de genre et de sexualité en Amérique. Un défilé de mode de « Réalité » avec Pepper LaBeija, Angie Xtravaganza, Willi Ninja, et leurs « Maisons ». Comment survivre à la gifle de l’amour et au poids de ce que les medias voudraient nous faire avaler comme étant la beauté et le succès. « Evil Eyes » oppose un grondement élastique de basse punk brutale et des explosions de glamour style boule à facettes. Un Prophet 5 brisant les nuages. Des incantations cool. Du boogie du 21ème siècle, futé, intelligent. Une abstraction funk. Une guitare à la Chic faisant tourner disco la diva songeuse et contemplative de Mi Senti, « Loin d’un lieu de désolation », alors qu’elle rend hommage au falsetto de Curtis & Sly. Une musique conçue comme une collision. Une mélodie construite à partir d’un flux de molécules en constante évolution, plutôt qu’un air en lui-même. « Exploitation » pourrait être situé dans un New York perdu, tard dans la nuit. Des solos jazz avec des robots, et Roisin en Marianne (Faithfull) fatiguée dans la lumière des spots. Roisin dit, « Ça parle de sexe. De plaisir dangereux. » « Uninvited Guest » associe notes planantes et pensées d’aliénation. La journée passée à ne rien faire, à attendre, insatisfaite. Eddie appelle ça « Une chanson “shoote-dans-une-boîte-en-fer-au-fond-d’une-ruelle”. Un sale gosse, mains dans les poches, le visage noir de suie, avec nulle part où aller », quand à mi-chemin, une fenêtre s’ouvre sur le rêve, comme l’amour venant à la rescousse. L’amour est peut-être en nous, mais il n’est pas si facile à trouver. Scott Walker sifflote. Ou est-ce Morrissey ? Ou Otis ? Ou ce pervers de Pickett ? Il chante au carrefour de cette ruelle et s’enfuit. « Exile » bénéficie des touches des claviers vaporeux Hammond & Wurlitzer de Ian McLagan. Le désert, un tremolo country. Notre héroïne est Cindy Sherman habillée comme Dusty à Memphis. Muscle Shoals blues. Lee Hazlewood râleur, par un matin qui n’est pas de velours, encore défoncé. En descente de la plus puissante des drogues. « Le complexe classique de la cage dorée », dit Roisin. Je sais pourquoi l’oiseau en cage chante. « House Of Glass » est autobiographique. Une force tirée de la nécessité, racontée avec une fragilité rétrospective. Eddie a donné au morceau six progressions d’accord différentes, peut-être plus, destinées à rendre ses fondations instables, fragiles. Le titre du morceau « Hairless Toys » lui-même est suivi de « Gotta Hurt » entre parenthèses, et quand ROISIN chante qu’elle a mal, elle semble réellement avoir mal, mais les grandes filles (et les grands garçons) ne pleurent pas. Accompagnée par le mouvement d’horloge d’une ballerine de boîte à musique pirouettant sur ses orteils douloureux (mais pirouettant quand même), elle peut vous pousser à vous demander si « Hairless » fait référence à la jeunesse. « Unputdownable » est une ballade, un grand final. Riche et sophistiquée. Forte et provocatrice. Une histoire dans une histoire, encadrée par une histoire. La fascination de l’amour a raison de sa déception. Ses surprises et ses contusions font de nous ce que nous sommes. Que serait la vie sans la culpabilité, de toute façon ? Non, ce n’est pas de la Pop, mais ça soulève une ultime question, « Murphy fera-t-elle jamais un mauvais disque ? »