James et Jas, de Simian Mobile Disco, tout en ayant des personnalités assez différentes, sont tous deux des types modestes. Au cours de la conversation, à plusieurs reprises, ils mettent le succès de SMD sur le compte de la chance pure – pourtant, ce n’est pas tout à fait vrai. Bien sûr, ils étaient au bon endroit au bon moment, mais il faut bien plus que ça pour qu’un album aux sonorités aussi ambitieuses qu’Unpatterns atteigne un public aussi large que celui qu’ils ont réussi à toucher. Et quand on examine plus attentivement le détail de leur carrière à ce jour, il devient tout à fait évident qu’il leur a fallu, pour en arriver là où ils sont aujourd’hui, au moins autant de ténacité, d’érudition, d’imagination et de pur amour pour ce qu’ils font que de chance.

Par dessus tout, ils ont construit leur succès en apprenant sur le tas, à partir du moment où ils ont été jeté dans le grand bain de l’industrie, quand Simian, le groupe qu’ils avaient formé avec Simon Lord et Alex McNaughten à l’Université de Manchester, a été signé sur un sous-label d’une major en 2000. C’était un début improbable, étant donné qu’ils étaient, selon les propres mots de James, “une sorte de truc prog-psyché qui tirait en partie son nom de la boîte à rythme des Silver Apples”, ou comme le dit Jas “qu’ils essayaient de montrer qu’on pouvait faire une musique de groupe avec des chansons et des harmonies tout en étant branché sur Autechre, juste au moment où le monde entier ne jurait que par les Strokes, les White Stripes et le rock pur et dur.”

En fait, la musique de Simian était somptueuse, avec un riche côté pop – mais effectivement, ses structures ouvertement baroques étaient loin d’être en phase avec l’époque. Avec l’arrogance de la jeunesse, les quatre musiciens se sont convaincu que de grandes choses les attendaient, mais même si leurs deux albums ont été extrêmement bien reçus dans de nombreux milieux, la domination mondiale leur échappait; le mélange d’ambitions contrariées et de quatre personnalités créatives très différentes a été source de conflits et le groupe s’est séparé avant de terminer son troisième album.

Pendant ce temps, pourtant, le projet Simian Mobile Disco avait commencé à prendre forme. Ce n’était à l’origine qu’un nom sous lequel les membres du groupe faisaient les DJ – de façon à, selon Jas, “satisfaire nos désirs de faire quelque chose de plus libre dans la forme, car tourner nous enfermait dans l’obligation de jouer les mêmes chansons encore et encore, toujours de la même façon.” Le nom, se référant de plus en plus aux seuls James et Jas, a alors été utilisé pour le propre remix du groupe par lui-même, puis pour des remixes d’autres artistes. Par la suite, comme Simian s’arrêtait, SMD est devenu le principal débouché créatif du duo qui enregistrait de plus en plus de morceaux électroniques pour ses propres DJ sets.

C’est à ce stade, vers 2004-2005, qu’on pourrait dire que le facteur bon-endroit-au-bon-moment a joué : les deux musiciens s’étaient entièrement concentrés sur une musique électronique traversant les genres, ce que peu d’autres faisaient alors, se mettant involontairement dans une position parfaite pour l’avènement, dans la seconde moitié de la décennie, de l’énorme résurgence d’une dance ayant de la substance. Ils évoquent tous deux un élément déconneur à propos de ce qu’ils faisaient : “On faisait des sons pour le plaisir,” dit James, tandis que Jas décrit des prestations interminables de DJ “passées à jouer le contraire de ce qui convenait à l’endroit, comme quand on a complètement vidé la Salle 2 de la Fabric, la première fois où on nous a demandé d’y jouer.” Mais une fois encore, il y a autre chose. Le fait qu’ils aient continué à se produire, à faire des morceaux toutes les semaines et à affûter leur art indique une intense concentration - qu’ils ignoraient peut-être eux-même posséder.

Ils ont certainement été surpris quand, après deux sorties et des remixes, un rapprochement avec Wichita Recordings a conduit à la possibilité d’un album – et qu’ils ont réalisé qu’ils avaient au moins assez de morceaux valables pour remplir deux CD entiers. Attack Decay Sustain Release est sorti en 2007, surfant sur la vague d’intérêt qui avait suivi le succès du single “Hustler”, tout d’abord sorti sur le tout jeune label Kitsuné, et de l’incontournable remix de Justice pour “We Are Your Friends” de Simian. Ce dernier n’a jamais rien eu à voir directement avec SMD, et ils ont fait de leur mieux pour s’en dissocier – à part d’occasionnelles citations espiègles de l’intro au cours de leurs prestations de DJ - mais on ne peut nier la publicité qu’il a faite au nom de Simian Mobile Disco, ADSR consolidant le tout de main de maître.

Cependant, peu enclins à s’intégrer inutilement à un mouvement quelconque, Jas et James ont veillé à ne pas en rester là. Associés au “truc electro” aux côtés de gens comme DFA Recordings, Ed Banger et Erol Alkan, ils se sont délibérément tenus à l’écart du bruit de cette scène “rock”, toujours désireux de réaliser quelque chose de bien plus profond et cosmique, en accord avec leur amour d’une longue lignée de musique électronique étrange, qui remonte de la techno des années 90 aux expérimentateurs d’avant-garde d’un passé plus lointain. Bien qu’ils aient développé des liens étroits avec Bugged Out et Fabric (en dépit de leur maladresse initiale), ils n’ont jamais fait partie de la scène techno minimale qui balayait alors l’Europe.

Plutôt sociables, ils ont établi des contacts avec d’autres artistes, bien au-delà du monde des clubs, aussi bien par leur travail de producteurs pour d’autres groupes que par leurs concerts de plus en plus réussis – comme avec Beth Ditto, dont James dit “on l’a rencontrée à Glastonbury et on a vraiment passé un super moment avec elle !” Donc, s’il y avait eu deux chanteurs invités sur ADSR, son successeur, Temporary Pleasure, était véritablement pailleté de stars. Ditto y joue un rôle important, tout comme Gruff Rhys, Alexis Taylor de Hot Chip, Chris Keating de Yeasayer et d’autres. Le résultat est parfois aussi brillant que le casting, avec en particulier “Cruel Intentions”, un hit underground mérité, mais aussi bien Jas que James émettent des réserves : tous deux admettent qu’ils se sont trop comportés comme des producteurs, laissant la priorité aux chanteurs et aux chansons plutôt qu’au “son SMD”. C’est contre cela qu’ils ont réagi avec Delicacies, un label discographique (et ultérieurement une compilation) de techno pure et dure, uniquement conçue pour leurs propres sets de DJ; mais même l’explosion hédoniste que constituaient ces morceaux était encore gênée par les règles de la techno.

Ce qui nous amène à Unpatterns, un album qui montre plus que jamais à quel point Jas et James ne veulent pas se reposer sur leurs lauriers. A la place de grands noms invités et d’explorations du monde des basses monstrueuses, toutes les voix sont comme absentes, planantes, tissées dans la structure même du son synthétique. Des robots aux cœurs brisés y chantent avec des voix de crooner sur “I Waited For You”, un chanteur cyborg de house de Chicago nous implore de “Put Your Hands Together”, et des chœurs extra-terrestres donnent de la voix sur l’ambiant “Fourteenth Principles.” C’est un disque énorme, sans le côté pop de ADSR, les voix multiples de Temporary Pleasure ni les dynamiques dance orthodoxes de Delicacies : c’est plutôt le son de SMD rompant avec toutes les structures standards et plongeant profondément dans l’exploration des possibilités de leur équipement de studio et de leur large choix de synthétiseurs vintage. Jas, expansif et légèrement professoral, parle joyeusement de “mois passés à comprendre comment fonctionnaient tous ces engins”, tandis que le plus laconique James rit en disant que ça a consisté à “tourner des boutons jusqu’à ce qu’on obtienne quelque chose qu’on aimait.”

Quoi qu’il en soit, le son est totalement assuré, et réunit toutes leurs influences dans la recherche du pur plaisir sonore. Etrangement, il rappelle l’atmosphère “prog-psychédélique” des toutes premières chansons de Simian, mais avec toute la connaissance du dancefloor acquise dans les années SMD. Et l’effet obtenu est assez étonnant : il élude complètement la question du rétro et du futurisme, pour créer une zone temporelle sonore entièrement originale, où il est impossible de localiser l’endroit où s’arrêtent les sons électroniques relativement primitifs et où commence le stupéfiant degré de contrôle offert par le traitement du signal numérique. Et ainsi, les bruits synthétiques qui pourraient évoquer un disque de Tomita ou de Suicide vieux de plusieurs décennies sont revigorés dans une démonstration parfaite du pouvoir récréatif de la musique électronique. Le titre d’un des morceaux – “Everyday” – dit tout : il s’agit de renouveler le travail de routine consistant à faire de la musique.

C’est un disque rempli d’amour, de dévouement, d’expérience durement acquise, d’évidente compréhension de plusieurs décennies de musique électronique venue de scènes et de styles divers, et de plaisir immense. Il est complètement d’aujourd’hui, montrant un groupe aussi familier de Blawan et de Lone qu’il l’était des Silver Apples et de Phuture, mais ne prenant jamais le train en marche; comme le dit Jas, “pourquoi voudrions-nous essayer de recréer un disque de Hessle Audio quand ils le font déjà de façon parfaite ? Pourquoi faire un disque de Lindstrom quand on ne peut pas être meilleur que Lindstrom ?” C’est ce genre de refus délibéré d’imiter ou de pomper le son de qui que ce soit, ainsi qu’énormément de passion et de travail acharné, qui ont donné à SMD la longévité et la prolixité qu’ils ont atteintes. Alors, si vous les entendez un jour avancer qu’ils ont juste eu de la veine, n’en croyez pas un MOT.