Peu de découvertes musicales de ces dernières années – peut-être de tous les temps – ont été aussi renversantes que celle de Soap&Skin alias Anja Plaschg. La force que cette jeune artiste (elle n’a que dix-huit ans) injecte dans ses compositions défie quasiment l’entendement, ses chansons la consumant jusqu’à la dernière goutte, sans égard pour la grâce ou la beauté. Mais les 14 compositions profondément mélancoliques à base de piano, d’electronica crépitante et de chant inimitable, qui oscille entre cri et chuchotement, sont elles-mêmes tellement inondées de beauté et de grâce, qu’on pourrait s’effondrer en les entendant. Tout disparaît, plus de kitsch, plus de pathos, plus de machinations morbides de la jeunesse, tout - absolument tout – est aspiré dans Soap&Skin et tout est filtré. Quiconque a vu Anja Plaschg sur scène, l’a ressenti, a souffert avec elle tandis qu’elle jette son regard fiévreux sur le public, se livrant à lui et à sa musique, haletant un moment et, la tête rejetée en arrière, hurlant comme une louve l’instant suivant, figure fragile et possédée, reconnaîtra la vibrante habileté crépusculaire annonçant un moment historique. Anja Plaschg a dépassé le point de non-retour, pourtant on aimerait presque la ramener de l’abîme, les dimensions de son art étant aussi incommensurables et insondables que celles d’un iceberg. Et même si on a déjà entendu tout ça auparavant, le bafouillage d’un génie né, l’artiste compulsif et fascinant, impossible d’ignorer les faits – elle fait ce qu’elle fait parce qu’elle doit le faire.

On dira qu’elle est différente – et on le dit de Plaschg depuis l’époque où elle était une toute petite fille, à Gnas, un petit village du sud de l’état de Steiermark, en Autriche, où ses parents possédaient un grand élevage de porcs. Avec son look un peu punk, ses habits déchirés et l’attitude nihiliste qui allait avec, elle se sentait comme l’archétype du marginal, détestant les leçons de piano (sa sœur, légèrement plus âgée, était meilleure qu’elle) jusqu’à l’adolescence où, tout à coup, jouer du piano est devenu son élixir. Anja commença alors à s’entraîner 12 heures par jour, se mit également au violon et composa ses premiers morceaux classiques pour l’école de musique du village. Son frère aîné installa un programme de traitement de sons sur l’ordinateur pour qu’elle puisse jouer avec, et ayant compris toute seule comment il fonctionnait, elle s’essaya à des productions. Absolument pas inspirée par l’offre éducative du lycée artistique de la ville la plus proche, Graz, elle décida d’y renoncer et de plutôt s’inscrire à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Des deux enseignants qui tenaient à y accepter la jeune fille de 16 ans, elle choisit le célèbre artiste peu conventionnel Daniel Richter, qui est encore son professeur aujourd’hui. Elle mit ses premières chansons sur sa page Myspace et les envoya à différentes maisons de disque. La seule à répondre fut le label électronique de Berlin, Shitkatapult, qui publia une mini compilation comprenant son morceau "Mr. Gaunt PT 1000" en dernier titre caché. La machine commença alors à s’emballer, avec une apparition au Musée des Arts Appliqués (MAK) de Vienne à l’été 2007 qui vit tout le gratin de l’Autriche branchée jouer des coudes pour se placer en bonne position dans le public. L’âge moyen de tous ces gens était au moins le double de celui de l’artiste, quelque peu décontenancée par cette soudaine vague de soutien. Suivirent des invitations pour les Etats-Unis, où Plaschg a été reconnue par des fans de My Space dans un magasin de disques de Williamsburg, à New York. Elle a alors été signée par le label autrichien Couch qui s’est associé avec PIAS pour la sortie mondiale de l’album. En novembre 2008, elle est montée sur scène dans "Nico – Sphinx aus Eis" à la Sophiensaele de Berlin. Cette pièce de théâtre évoquant la vie de Nico, la Chanteuse du Velvet Underground et Muse d’Andy Warhol, sera également jouée dans d’autres villes européennes.

Le premier album de Soap&Skin, “Lovetune for Vacuum”, est une progression logique par rapport à ses précédentes publications, une implacable succession de drames, de conflits intérieurs et de mélancolie. L’impact de ce premier disque réside dans ses paradoxes: d’un côté remarquablement achevé, et pourtant, d’un autre, nourri de l’exubérance débridée de la jeunesse. Les chansons que vous découvrirez sur cet album ont été écrites entre 2005 et 2008 et enregistrées à la maison, chez Anja -  en majorité rien que par elle-même. Plaschg ne donne pas l’impression d’être une ado de la génération 00, elle ressemble plutôt à une héroïne tragiquement rebelle projetée de l’époque Victorienne dans le présent telle un fantôme frissonnant des sœurs Brontë, ayant beaucoup trop d’expérience pour une jeune fille aussi frêle. On peut établir des parallèles avec des auteurs de chansons comme Cat Power ou Scout Niblett qui chantent également en s’accompagnant au piano avec une sensibilité pleine d’abnégation, entretenant un semblable respect mêlé d’admiration chez leurs fans. Musicalement, toutefois, la majesté comme balayée par le vent des compositions de  Soap&Skin évoque l’écho du monde également hanté de Kate Bush. Cette dernière a, elle aussi, fait ses débuts à l’âge de seize ans avec une ode musicale à l’histoire d’amour gothique ultime, "Wuthering Heights" (Les Hauts de Hurlevent), un roman d’Emily Brontë, le rôle féminin principal de l’histoire étant parfaitement imaginable sous les traits d’Anja Plaschg, bien que son amour de la techno et des ordinateurs montre qu’elle est tout sauf une fille du passé. Soap&Skin a déjà grandi au-delà de la forme humaine de Anja Plaschg: elle est la Fille Monstre, venue pour nous sauver et nous dévorer.