Le meilleur album de Tinariwen n’a pas encore été enregistré, et il ne le sera peut-être jamais. Parce que la meilleure musique de Tinariwen n’est pas celle qu’ils savent présenter devant des micros. C’est celle qu’ils jouent la nuit autour du feu, au pays, entre eux et à leur rythme. Les hommes ont mangé et bu le thé, ils sortent les guitares, palabrent, se souviennent de chansons et laissent venir la musique. Dans ces moments-là, la musique peut devenir comme le feu, libre, magique et impossible à mettre en boîte. Elle surgit comme une gerbe d’étincelles ou un état de grâce, sans préméditation. La manifestation dans le moment présent d’une amitié, d’une communauté, d’un environnement, d’une histoire. La connexion épiphanique avec quelque chose qui n’appartient qu’à eux et les dépasse. Leur discographie qui s’allonge depuis 17 ans, les tournées et la reconnaissance internationale n’y ont rien changé : Tinariwen est toujours un groupe du désert, dont l’industrie occidentale ne peut capturer et présenter que certains aspects. Tinariwen existait avant d’enregistrer des albums, et il existe toujours à côté de son versant discographique. Donc, le meilleur album de Tinariwen n’existe pas. Mais ça vaut quand même le coup d’aller le chercher.

L’histoire de Amadjar, neuvième album de Tinariwen, commence fin octobre 2018 au festival des cultures nomades Taragalte, dans le Sahara marocain. Après un concert et une tempête de sable, Tinariwen prend la route, direction la Mauritanie, via le sud du Maroc, le Sahara Occidental et la côte atlantique. La destination est importante (le groupe doit s’y poser pour enregistrer son album et retrouver la chanteuse Noura Mint Seymali), mais pas plus que le voyage. Tinariwen a été rejoint par son équipe de production française, arrivée dans un vieux camping-car aménagé en studio d’enregistrement. Le voyage jusqu’à Nouakchott, la capitale de la Mauritanie, va durer une douzaine de jours. Chaque soir, la caravane bivouaque et les membres de Tinariwen travaillent sous les étoiles – on y est quand même mieux qu’en studio – pour préparer l’enregistrement, en discutant, en laissant remonter des motifs de guitare, des pensées et des souvenirs de chansons bien enfouis. Puis lors d’un dernier campement d’une quinzaine de jours dans le désert autour de Nouakchoot, entre les dunes et pour un auditoire de scorpions, le groupe enregistre ses chansons sous une grande tente. En quelques prises live, sans casque ni effets. La griotte mauritanienne Noura Mint Seymali et son guitariste de mari, Jeiche Ould Chigaly, viennent jeter leur tradition musicale sur les braises allumées par Tinariwen – et le chant en volutes de Noura Mint Seymali sur Amalouna sera un des grands moments du disque. Cet album nomade, enregistré en décor naturel, est au plus près de Tinariwen. Et donc, aussi, de l’idée de mouvement : le bassiste Eyadou a joué beaucoup de guitare acoustique, le percussionniste Saïd a essayé de nouveaux instruments, Abdallah a exhumé des chansons qu’il n’avait jamais jouées sur scène avec Tinariwen. Et ce violon qui sur plusieurs chansons rappelle l’imzad traditionnel, c’est en vrai Warren Ellis qui le joue. Le violoniste du groupe de Nick Cave est un des guests occidentaux de l’album. Sur l’album, on entendra aussi Micah Nelson (le fils du géant country Willie Nelson, et guitariste de Neil Young) à la mandoline et au charango, ainsi que les guitares de Stephen O’ Malley (Sunn O)))), Cass McCombs et Rodolphe Burger. Joshua Vance Smith, compère de Jack White, a mixé l’album. Au final, Amadjar raconte plusieurs voyages : celui préparatoire à l’enregistrement, et celui de Tinariwen entre deux mondes, le leur et le nôtre, avec toujours le besoin de passer de l’un à l’autre et de revenir aux racines. « Je suis dans une solitude absolue ou les pensées me font peur, et perdu au milieu d’elles je me suis levé, j’ai remarqué que j’avais soif et envie d’eau », chante Ibrahim sur Tenere Maloulat, le premier morceau de l’album. Retour aux sources de la poésie tamasheq. Au milieu d’autres chansons plus politiques, et toujours désolées, ces paroles terribles expriment le désarroi et la survie, mais aussi le mouvement. En tamasheq, Amadjar veut dire l’étranger de passage. Celui qui cherche l’hospitalité, et celui condamné à l’exil intérieur, sur un territoire ou en lui-même. Comme les membres de Tinariwen, chez eux en voyage et autour du feu avec quelques chansons immuables. Il n’y aura jamais de meilleur album de Tinariwen. Mais Amadjar est plus essentiel que d’autres.